Le projet de loi no 10 a été déposé devant l’Assemblée nationale le 25 septembre 2014. Il vise à fusionner les services de santé et les services sociaux de la province. Plus précisément, un seul établissement, soit un centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS), regrouperait l’ensemble des installations et points de service d’une région donnée. Or, ces fusions forcées changent la définition même de ce qu’est un « établissement ». Si le projet de loi est adopté, des 182 établissements publics de santé et de services sociaux actuels (il y en avait 683 avant les réformes de 1982), il n’en resterait que 28 (33 suite à une révision). Les agences de la santé et des services sociaux seraient abolies. Le but déclaré de la réforme est de simplifier la trajectoire du patient et d’améliorer l’acheminement de l’information, tout en réduisant les coûts grâce à l’élimination de postes de gestion. Relevant directement du Ministère, les 33 CISSS seraient responsables de la planification et de la prestation des services, dont la négociation des ententes avec les fournisseurs, les organismes communautaires et les ressources du secteur privé. En octobre et novembre 2014, des mémoires ont été déposés dans le cadre d’audiences publiques. En décembre, une comité parlementaire a entrepris l’examen du projet de loi. Voici un aperçu des préoccupations soulevées par les répercussions du projet de loi sur la participation de la communauté et du patient.
Concentration du pouvoir au sein du Ministère
Le projet de loi no 10 donne au Ministère un contrôle direct sans précédent sur la gouvernance et la prestation des services de santé, éliminant non seulement plusieurs niveaux de bureaucratie, mais aussi le droit de regard du citoyen et de l’usager sur la santé et les services sociaux. Comme l’a souligné Amélie Daoust-Boisvert dans un article du Devoir publié le 4 octobre : « Le mot ministre apparaît 107 fois dans ce projet de loi de 165 articles. Celui d’usager : 12 fois. »
Beaucoup remettent en question l’apport réel des dispositions du projet de loi aux objectifs déclarés. Au terme d’une analyse fondée sur des éléments probants réalisée à l’Université de Sherbrooke, les chercheurs ont conclu qu’« en particulier, aucune donnée crédible ne permet de croire que les fusions administratives à grande échelle du type de celles proposées dans le projet de loi no 10 produisent une amélioration de l’accessibilité, de la qualité ou de l’efficience. »
Dans son mémoire, le Protecteur du citoyen émet une mise en garde : « L’un des risques est la création de méga-établissements dont la gestion serait très lourde. Les gestionnaires de ces méga-établissements seraient davantage éloignés de la réalité des services et, conséquemment, moins aptes à en évaluer la qualité. »
La représentation de la communauté dans les instances de gouvernance
En changeant la définition de l’établissement de soins de santé pour n’y inclure que les 33 entités régionales, on éliminerait les conseils d’administration en place. La composition et la sélection des conseils des 33 CISSS seraient dès lors très différentes et dépendraient fortement des nominations ministérielles. Les conseils actuels incluent des représentants publics élus, de membres nommés du comité des usagers de l’établissement et de représentants des fondations, qui tous assurent un lien entre le conseil d’administration et la communauté. Le 5 novembre, dans le journal montréalais la Gazette, Alex Patterson soulignait le danger que représente le projet de loi no 10 pour le soutien et la participation communautaires aux établissements de santé : « La force de nos institutions repose en partie sur le fait que les communautés qu’elles desservent ont un intérêt marqué pour leurs institutions. »
Le mémoire déposé par le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) au comité d’examen parlementaire a mis l’accent sur l’efficacité des structures de gouvernance actuelles et l’importance de leur crédibilité auprès de la communauté servie par l’établissement. « Le dynamisme de notre établissement puise grandement dans les connaissances et l’expérience des membres de son conseil d’administration. Ces derniers sont pleinement engagés à résoudre les problématiques propres aux communautés qu’ils représentent (…) » Le CUSM s’est montré préoccupé par les répercussions des dispositions du projet de loi relativement à la composition des conseils d’administration et au rôle que ceux-ci jouent au sein de l’établissement, déplorant que : « les dispositions du projet de loi no 10 affaiblissent la voix de la population dans la gestion de leur établissement de santé et déresponsabilisent les citoyens face aux choix qu’il faut inévitablement faire à l’intérieur d’un système de santé aux besoins grandissants et aux ressources limitées. »
Le mémoire soumis par l’Association des fondations d’établissements de santé du Québec (AFESAQ) a insisté sur l’importance du financement des fondations pour le bon fonctionnement des installations de santé et sur le besoin de reconnaître celles-ci à titre de partenaire essentiel de la gouvernance. Au sein des 33 conseils des CISSS proposés, les fondations n’auraient que le statut d’observateur, et la manière dont les observateurs seraient choisis parmi les fondations individuelles demeure ambiguë. Dans son mémoire, la Fédération des centres d’action bénévole du Québec déplore la perte d’expertise et de représentativité citoyenne qui résulterait de l’abolition des conseils en place. Elle se demande également qui sera responsable de la coordination des services bénévoles au sein des CISSS.
La représentation des usagers
Selon le Protecteur du citoyen, la réduction du nombre d’établissements s’accompagnera inévitablement d’une réduction de nombre de comités d’usagers. « Il est impératif que les usagers et les comités qui les représentent puissent donner leur point de vue aux autorités sur la qualité des services et le respect de leurs droits. Il y a ici une lacune importante dans la restructuration introduite par le projet de loi no 10 », peut-on lire dans son mémoire. Le Regroupement provincial des comités des usagers (RCPU), qui représente 86 % des comités d’usagers de la province, insiste pour que le projet de loi ne mette pas en jeu la pertinence des comités d’usager et leur représentation au sein du conseil d’administration, tel que l’exige actuellement la législation québécoise. On compte actuellement quelque 600 comités d’usagers dans la province. Le RCPU recommande (et affirme que le Ministère a acquiescé) que les comités d’usagers en place puissent fonctionner comme avant, malgré la nouvelle définition de l’établissement. Cependant, sans conseil au sein de leur installation d’attache, la capacité des comités d’usagers d’attirer l’attention et d’agir en réponse à leurs préoccupations serait nettement limitée. Le projet de loi propose de confier au Ministère la sélection des représentants d’usagers des 33 conseils des CISSS, mais le RPCU recommande que les représentants soient directement nommés par les comités d’usagers des installations relevant du territoire du CISSS.
La présidente de l’Association québécoise des établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), Diane Lavallée, conclut son mémoire en ces termes : « S’il devait être adopté tel quel, ce projet de loi équivaudrait à une perte de pouvoir et d’influence majeure des acteurs locaux sur la prise de décision en matière de santé et de services sociaux et pourrait ainsi sonner le glas de la participation citoyenne dans cette sphère vitale de la société ». En vertu du projet de loi, l’AQESSS, qui a permis aux établissements de santé et de services sociaux de s’exprimer d’une seule voix et a contribué aux initiatives d’amélioration de la qualité, serait fermée le 31 mars 2015.
Les groupes et les établissements anglophones considèrent le projet de loi comme une menace réelle au maintien de l’accessibilité des soins de santé et des services sociaux dans leur langue. Selon le Centre de réadaptation de l’Ouest de Montréal, les structures régionales dilueraient la représentation anglophone au sein des CISSS. Le Quebec Community Groups Network (QCGN) est d’avis que le projet de loi no 10 est une « catastrophe » pour les 22 établissements désignés par l’Office québécois de la langue française comme fournisseurs de services en anglais au sein de leurs communautés. Dans son mémoire, le QCGN se demande sérieusement si les membres des nouveaux conseils représenteront la communauté anglophone.
La participation de la communauté et du patient en péril
Paul Lamarche, Réjean Hébert et François Béland, du Département de l’administration de la santé, qui relève l’École de santé publique de l’Université de Montréal, ont rédigé une lettre critiquant le projet de loi no 10. En voici un extrait :
« Les données scientifiques démontrent qu’un système décentralisé rapproche le centre de décision de la population et permet aux services de santé de s’adapter aux besoins des populations (…). La création des mégastructures régionales entraînera une perte importante de l’identité linguistique, ethnoculturelle ou communautaire des établissements. En plus de priver ces communautés d’une structure essentielle à leur épanouissement, cette perte d’identité a été maintes fois démontrée comme facteur de démotivation des cadres, du personnel et des professionnels des institutions. »
La lettre a été signée par 16 autres professeurs de l’Université de Montréal.
Consulter les mémoires déposés devant la commission parlementaire.