Par Philippe Couillard
Alors qu’il était ministre de la Santé et des Services sociaux entre 2003 et 2008, le Dr Couillard a augmenté de plus de 7 milliards de dollars le budget de la santé du Québec ; a divisé la province en quatre réseaux intégrés, les Réseaux universitaires intégrés de santé ; a interdit la cigarette dans les lieux publics ; a introduit la Loi 33, encadrant la pratique médicale dans le secteur privé ; a introduit une nouvelle politique du médicament ; et a établi des plans d’action pour la santé mentale et la toxicomanie. Au cours de son mandat, il a fortement appuyé la modernisation des hôpitaux universitaires. Ici, il propose un plan d’action gouvernemental pour une amélioration continue. —Rapport d'une présentation à la conférence 2009 de l'IASI-CUSM
Le réseau québécois de la santé regroupe quelque 18 000 médecins et 230 000 employés, et dispose d’un budget de 27 milliards de dollars provenant en grande partie du travail de nos concitoyens. Il fournit des services à 7,5 millions de personnes, toutes couvertes par l’assurance- maladie publique, sept jours sur sept et 24 heures sur 24. La gestion de ce système laissant peu de temps pour réfléchir aux grandes orientations stratégiques, c’est seulement maintenant, un an après avoir quitté la fonction publique, que je peux réellement me pencher sur le rôle que l’État peut (et devrait) jouer dans l’amélioration de la prestation des soins.
Voici, en quelques mots, mes conseils au gouvernement :
- Nommer et protéger les principes qui encadreront les décisions. Avant de parler des décisions et des actions, il faut expliquer aux gens sur quels principes reposent les décisions.
- Reconnaître que nous n’avons pas le meilleur système du monde, que nous pouvons apprendre des autres et que nous disposons des outils nécessaires à notre réussite.
- Clarifier les rôles et les responsabilités.
- Isoler la prestation des soins de la politique partisane.
- Résister à la notion et au discours du fatalisme.
- Apprendre à gérer la demande, et pas seulement à rationner l’offre de soins.
- Choisir et nommer quelques priorités, les expliquer et s’y tenir. On ne peut avoir 200 priorités.
- Ne pas oublier l’importance de la médecine préventive et des déterminants de la santé.
- Mettre en place un véritable partenariat avec la profession médicale.
- Discuter des enjeux complexes en faisant confiance à l’intelligence et au bon jugement de nos concitoyens (ils ne déçoivent jamais) et au professionnalisme des médias (s’attendre ici à des déceptions).
Affirmer les principes directeurs
Avant de débattre des structures, de l’organisation, du rôle du secteur privé et d’autres aspects de la prestation des soins, il est utile de nommer les principes auxquels adhère la vaste majorité des citoyens. Dans les soins de santé par exemple, la solidarité — la conviction qu’une société ne se limite pas à une collection d’intérêts individuels étroits — porte le nom d’universalité. Tous les citoyens doivent être protégés (assurés) et doivent aussi partager les ressources et les risques. Au Canada, ce principe revêt tant d’importance qu’il définit en partie notre identité nationale. Cependant, le principe d’universalité n’im?pose pas un système de santé en particulier. S’appuyant sur des principes identiques, d’autres pays ont établi des systèmes fort différents du nôtre, qu’il s’agisse de systèmes financés à même les recettes de l’État (le modèle beveridgien) ou d’une sécurité sociale basée sur l’emploi (modèle bismarckien). D’ailleurs, on trouve de plus en plus de modèles hybrides un peu partout dans le monde.
Au Canada, il faut comprendre que le système est censé exprimer nos valeurs, et non devenir une valeur en soi. Mais par une fâcheuse assimilation de ces deux notions, toute voix qui s’élève pour réclamer des changements est aussitôt condamnée. Cette « sacralisation déplacée » devient dès lors un obstacle majeur au changement. Je suis convaincu que le maintien rigide du statu quo est aussi menaçant que les propositions de réformes et de déréglementations majeures. Nous devrions examiner les modèles d’autres pays, surtout ceux d’Europe, mais sans les importer en bloc. Plusieurs éléments doivent être pris en compte, par exemple les différences sociales, le contexte continental, l’histoire et la géographie. Mais l’étude d’autres modèles devrait se faire dans l’objectif d’atteindre des niveaux de performance semblables. Sur le plan de la santé de la population, nous réussissons assez bien, quoique nous ayons perdu du terrain depuis quelques années. Il faut encore améliorer le taux de satisfaction de la clientèle — assez faible en raison des problèmes d’accès aux services — et ce, afin de mieux servir les individus tout en préservant nos principes collectifs. Sans faire table rase, nous pourrions apporter progressivement quelques changements bien pensés, qui nous permettraient de faire mieux et d’introduire dans le système deux éléments qui manquent, à savoir la concurrence et le choix.
Définir les rôles et responsabilités
Il n’est pas forcément bon pour l’État de jouer plusieurs rôles possiblement conflictuels, par exemple payeur, autorité réglementaire, fournisseur de services, contrôleur de la qualité, etc. C’est beaucoup pour une seule personne ou institution. Aussi devons-nous nous demander si la personne au sommet de l’organisation responsable de la prestation des services doit être élue, auquel cas elle n’échappera pas aux influences (bonnes et moins bonnes) de la politique partisane. Il serait possible de mieux définir et attribuer les rôles. Selon moi, les responsabilités du ministère de la Santé devraient comprendre le macrofinancement, l’établissement des politiques, la planification stratégique, la réglementation et le contrôle des résultats sur les plans de la qualité et de la sécurité. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de remplacer notre assureur public unique par des assureurs privés, puisque nous ne possédons pas la longue tradition de sécurité sociale présente dans certains pays européens, ni de n’avoir qu’un assureur public pour garantir l’universalité.
L’administration quotidienne, les décisions relatives à la réalisation des objectifs fixés par l’État et l’obligation d’en rendre compte devraient être confiées à un organisme public sans but lucratif, tel que défini en vertu de la Loi canadienne sur la santé qui, en passant, n’a pas besoin d’amendement, mais seulement d’une différente interprétation. Nous devrions nous en tenir à ce que dit la Loi, et non lui attribuer un sens qu’elle n’a pas. Le premier principe de la Loi se rapporte à l’administration publique confiée à un organisme sans but lucratif. Il n’est pas du tout question de la prestation des soins qui, selon moi, pourrait relever du privé, du public ou des deux — avec payeur unique — et demeurer dans les limites de la Loi. Cet OSBL pourrait alors administrer le réseau et interagir régionalement avec les fournisseurs, publics et privés. Alors que j’étais encore au Ministère, des collègues étrangers étaient toujours étonnés de constater que le ministre devrait rendre compte presque quotidiennement d’événements locaux — la situation dans une urgence ou dans un établissement de soins de longue durée —, au sujet desquels il n’est jamais complètement informé ni responsable. Ne devrait-on pas plutôt établir une distance entre le ministre et le système ? La personne élue ne devrait-elle pas être celle qui pose les questions et exige des résultats au nom des citoyens qui l’ont élue ?
Éviter le fatalisme
Lorsque j’étais en politique, les gens m’accusaient de vouloir camoufler la réalité et présenter un portrait optimiste à la population. Tous les pays, peu importe la nature de leur système, font face aux mêmes enjeux économiques et démographiques. Personne n’a encore trouvé le remède miracle et, comme dit l’autre, si ça existait, on l’aurait. Nous devons accepter le fait que la croissance des dépenses en santé (plus rapide que celle du PIB) doit être maintenue à l’intérieur de limites gérables. Si nous voulions réellement réduire les coûts en deçà de ce niveau, nous pourrions décider de désassurer de vastes secteurs de services, de réduire la rémunération des professionnels et de retarder encore plus l’introduction de nouvelles technologies et nouveaux médicaments. Ou encore, nous pourrions aller au-delà du rationne?ment des soins et décider de contrôler les coûts par la concurrence et le choix.
Reconnaître le citoyen-consommateur
L’émergence du citoyen-consommateur est un nouveau phénomène social, aussi important et déterminant pour l’avenir des services de santé que la démographie, la technologie et les médicaments. Ce citoyen-consommateur s’informe auprès de plusieurs sources (Internet, en particulier) et n’accepte plus que système public et longues listes d’attente fassent partie de la même équation. Il veut des services accessibles, sécuritaires et de qualité supérieure, dans un délai raisonnable. Si cela est nécessaire, il prendra les choses en main et fera directement affaire avec des fournisseurs privés. Cela se produit en ce moment même, tous les jours, et le mouvement prend de l’ampleur depuis quelques années. Si nous continuons de faire l’autruche, nous contribuerons à l’éclosion d’un réseau parallèle non réglementé, quasi clandestin, auquel les personnes à faible revenu n’auront jamais accès.
Si, en revanche, nous poursuivons dans la voie tracée par le jugement Chaoulli et introduisons prudemment la concurrence entre fournisseurs, établie en fonction d’honoraires déterminés par le payeur unique, nous serons en mesure de mettre toutes les ressources de la société au service d’un groupe de citoyens élargi. Ce petit changement, opéré avec succès ailleurs, ne minera pas les fondements de notre société et ne placera pas les fournisseurs publics du côté des perdants. Des expériences ont montré que la concentration de chirurgies à volumes élevés dans quelques établissements est un modèle qui fonctionne ; et le système public peut devenir plus efficace s’il a les incitatifs voulus.
Si nous poursuivions dans cette voie et introduisions une concurrence fondée sur le prix, nous pourrions accélérer l’adoption du financement par activités pour les hôpitaux, ce qui serait simple à faire pour les services de chirurgie, de laboratoire et d’imagerie. Cependant, il faudrait se montrer prudent quant à l’élargissement de ce mode de financement à d’autres situations cliniques complexes et multifactorielles, par exemple l’insuffisance cardiaque et le diabète, car il y aurait risque de conflits interminables et de complexités administratives considérables.
Pour offrir le choix et la concurrence, il faut aussi promouvoir la transparence et la divulgation des résultats cliniques et de la performance. Le commissaire à la santé, le classement des hôpitaux et d’autres mesures d’évaluation sont essentiels au choix et à la concurrence.
Gérer la demande
Si l’on veut gérer la demande, il faudra explorer d’autres avenues à part le ticket modérateur, dont l’efficacité n’a jamais été démontrée, que ce soit pour le financement du système ou la modification des comportements de l’usager. Il faudra aussi adopter des mesures rigoureuses, fondées sur les données probantes, pour encadrer l’introduction des nouvelles technologies et de nouveaux médicaments, ainsi que les meilleures pratiques cliniques et administratives établies à partir d’exemples internationaux. Au Québec, nous devrions créer l’équivalent du British National Institute for Clinical Evaluation, comme l’a recommandé Claude Castonguay en 2008. Nous devons aussi continuer de recourir à des incitatifs financiers dans les négociations auprès d’associations médicales provinciales et nationales. Collectivement, les médecins craignent que les changements affectent leurs revenus, et c’est l’une des raisons à l’origine de leur résistance. Nous devons aborder cette préoccupation de front et faire valoir le potentiel de revenus accrus pour les médecins qui profiteront d’incitatifs visant à transformer leur façon de pratiquer la médecine et d’assurer le suivi de leurs patients. Le Québec a ouvert la voie en intégrant des mesures de productivité dans les ententes avec les médecins. Il est important de poursuivre en ce sens.
Établir les priorités
Gouverner, c’est choisir les priorités, expliquer les choix, garder le cap et le corriger en allant de l’avant. La plupart des parties prenantes s’entendent généralement sur les priorités en matière de santé (voir ci-bas).
Améliorer la santé de la population
Pour améliorer la santé de la population, le gouvernement doit déployer des efforts non seulement au sein du système de santé, mais également à l’extérieur de celui-ci. Nous devons informer la population et la convaincre de l’importance des déterminants de la santé, promouvoir l’éducation, améliorer la qualité de l’environnement, combattre la pauvreté et l’insécurité, et agir sans tarder auprès des enfants d’âge préscolaire, particulièrement dans les milieux défavorisés. La conséquence inévitable de ces choix est, bien sûr, de limiter les ressources affectées aux soins, condition essentielle à une approche plus vaste. Dans un tel environnement, le rôle du ministre de la Santé devient encore plus exigeant, car c’est à ce dernier que revient alors la responsabilité de gérer les ressources de manière à promouvoir d’autres missions importantes de l’État qui jouent un rôle considérable dans l’amélioration de la santé de la population. Le déséquilibre inhérent entre ressources et besoins est une réalité connue et acceptée de tous. Nous ne pouvons et ne pourrons répondre à tous les besoins. Tous les systèmes de santé dissocient les besoins et les ressources disponibles, sauf ceux qui sont fondés sur les seuls moyens financiers de l’individu, soit un modèle clairement rejeté par la majorité des Canadiens.
Établir un partenariat avec les médecins
Des porte-parole de la profession médicale répètent souvent que le Canada est un cas particulier en ce qu’il n’autorise pas la double assurance et le double exercice (public/privé) des médecins. Or, c’est à la fois inexact et incomplet. Les pays européens réglementent rigoureusement ces activités. Dans certains cas, la double assurance est offerte parallèlement au soutien financier de l’État, et dans d’autres, les assureurs sont des organisations sans but lucratif. L’activité privée des médecins est réglementée presque partout.
Un autre élément, que nous oublions souvent, fait aussi du Canada un cas particulier : aucun autre pays industrialisé n’a permis à ses médecins pratiquant dans le secteur public de demeurer de libres entrepreneurs, sans lien hiérarchique avec la direction de leur établissement. Même aux États-Unis, un médecin au service de Kaiser Permanente relève strictement de la direction. C’est ce que j’appelle le grand compromis (certains disent même le pacte faustien) de 1970. À cette époque, de nombreux médecins se sont ouvertement opposés à l’assurance maladie, et leur soutien a été obtenu au prix de leur indépendance. Or, cet état de choses a toujours été source de tensions. Aucune autre organisation ne pourrait fonctionner si ses principaux fournisseurs de services échappaient totalement à son contrôle. Pourtant, c’est ce que font les gouvernements canadiens, avec des degrés variables de succès, depuis une quarantaine d’années.
Il ne s’agit pas de revenir en arrière et de réduire l’autonomie professionnelle des médecins, qui a généralement été une bonne chose pour les patients. Mais nous devrions reconnaître ces faits et établir un véritable partenariat avec la profession médicale, en définissant des objectifs communs, rattachés à de réels incitatifs financiers qui récompensent l’accès, la qua?lité et la sécurité des soins.
Conclusion
L’État doit clarifier son rôle et se retirer de certaines activités afin de se concentrer sur ses principales missions ainsi que sur les déterminants de la santé. Il doit apprendre à gérer la demande en s’inspirant des meilleures pratiques et en comptant sur un véritable partenariat avec les professionnels de la santé. La concurrence à titre de force positive et créative devrait être introduite avec précaution, sous la surveillance d’un payeur public unique et en fonction des choix faits par les citoyens. Cela ne veut nullement dire qu’il faut abandonner ou diluer nos principes. Il s’agit de recommandations ambitieuses, mais relativement faciles à réaliser. Dans ce champ d’activité humaine comme dans d’autres, les choix que nous ferons définiront notre degré d’humanité. Au bout du compte, c’est ce que notre génération laissera à la suivante.
Priorités de l’État
- Combattre la pénurie de ressources humaines en recrutant plus de gens, mais aussi — ou surtout — en redéfinissant les rôles et en favorisant l’interdisciplinarité. La pénurie est une conséquence absurde de la gestion par rationnement de l’offre — la règle jusqu’à maintenant.
- Déployer les nouvelles technologies : informatisation du dossier médical, imagerie numérisée, thérapies les moins invasives possible.
- Intensifier les efforts de prévention et de promotion de la santé, tout en ayant des attentes réalistes quant aux réelles économies qui en découleront. Le défi de la prévention tient à la création d’un non-événement, ce qui est plutôt difficile à mesurer.
- Accorder la priorité aux soins de première ligne, qui ne se limitent pas à la simple médecine familiale.
- Adapter le système de manière qu’il réponde aux besoins soulevés par la maladie chronique (y compris la maladie mentale) et le vieillissement en continuant de recentrer les soins dans la communauté.
- Réaliser complètement la transition au financement par activités dans les hôpitaux, en commençant (et peut-être en finissant) par les activités les plus simples : les services de chirurgie, de laboratoire et d’imagerie.
- Imposer la transparence et la reddition des comptes (dont la publication des taux de complication et de mortalité liés à certaines interventions, les données relatives aux infections nosocomiales et à d’autres indicateurs de qualité, adaptés au type d’établissement) et rendre ces données publiques avec la collaboration d’un partenaire indépendant. Le réseau hospitalier s’oppose fortement à une telle démarche, mais je crois qu’il devrait intervenir et jouer un rôle actif dans ce type de divulgation.
- Axer le travail du Ministère sur le financement, la planification stratégique, le contrôle de la qualité et la sécurité. Comme l’a montré le récent dossier des examens de laboratoire pour le cancer du sein, le Ministère était si absorbé par la gestion du système qu’il a oublié sa mission première, à savoir promouvoir et assurer la qualité des soins. L’administration quotidienne des soins devrait être confiée aux régions et établissements, puis encadrée par des objectifs, et les gestionnaires devraient avoir suffisamment d’incitatifs attrayants pour atteindre ces objectifs.