Par Antonia Maioni
Antonia Maioni présente les résultats préliminaires d’une analyse de l’opinion publique et des médias relativement à la réforme des soins de santé, une analyse qu'elle a réalisé analyse en collaboration avec Stuart Soroka, du Département des sciences politiques de l’Université McGill. —Rapport d'une présentation à la conférence 2008 de l'IASI-CUSM
Le dossier de la santé l’emporte sur toutes les autres préoccupations des Canadiens. Il est important du point de vue personnel, certes, mais constitue aussi un enjeu « politiquement fondamental » depuis très longtemps (voir la figure 1).
Au cours de la dernière décennie, nous avons pu constater l’importance des soins de santé dans le nombre de commissions, de consultations et de rapports visant à examiner les problèmes du système de santé (voir mon article « Les commissions sur les soins de santé — Une décennie de travaux »). Nous avons eu droit à au moins quatre volumineux rapports fédéraux sur la santé, et chaque province ou presque a produit le sien. De grands changements sont survenus dans les ententes de financement fédérales-provinciales : les accords de 2000 et de 2003 sur le renouvellement des soins de santé et le Plan décennal pour consolider les soins de santé en 2004. Il s’agissait dans chaque cas d’injecter plus de fonds fédéraux dans le système après le désinvestissement survenu à la fin des années 1990. Enfin, nous avons eu droit à deux arrêts historiques, soit Chaoulli c. Québec et Aton c. Colombie-Britannique, des causes motivées par l’activisme.
La crise du jour
Devant ces commissions, ces causes, ces nouvelles lois et ententes, force est de constater que des problèmes minent le système de santé. Malgré l’absence de consensus quant à la nature même des problèmes, nos débats donnent l’impression qu’il s’agit toujours de la « crise du jour ». Et compte tenu de l’absence encore plus marquée de consensus quant aux solutions, il est d’autant plus difficile d’innover. Devrions-nous injecter plus de fonds publics dans le système ? plus de fonds privés ? Devrions-nous établir plus de partenariats publics-privés ? recourir à la prestation privée des soins ? Élargir ou réduire les services couverts par l’assurance maladie ? Or, l’opinion publique peut nous en dire long sur ce qu’il est possible ou non de faire dans la réforme des soins.
L’évolution de l’opinion publique
En examinant les tendances au fil du temps, nous constatons que les Canadiens ont vécu une histoire d’amour avec les soins de santé jusque vers le milieu ou la fin des années 1990. À partir de ce moment, les pressions financières ont exposé quelques problèmes organisationnels dans les soins, et l’absence d’engagement de la part des leaders politique a entraîné une crise de confiance généralisée envers le système de santé. La confiance revient petit à petit, mais n’atteindra jamais les niveaux observés dans la dernière décennie.
Les Canadiens estiment que la qualité des soins diminue. Au sein du réseau, fournisseurs comme patients reconnaissent qu’il y a des améliorations dans les services offerts, mais le public en général croit que la qualité baisse. Le public canadien s’inquiète également de l’accès, mais ici encore, ceux qui voient le système de loin sont nettement plus pessimistes que les utilisateurs plus réguliers. Les données de Statistique Canada portant sur les utilisateurs montrent que ces derniers sont généralement satisfaits de l’accès aux soins. Le grand public semble se préoccuper plus particulièrement de l’avenir, à savoir de la capacité du système de répondre à leurs futurs besoins.
Depuis une dizaine d’années, on observe chez les Canadiens une légère ouverture à l’idée de payer pour avoir plus rapidement accès aux services ou de financer des structures de manière à rendre certains services disponibles pour différents groupes, à différentes conditions. La population est encore partagée en ce qui a trait à une plus grande privatisation des soins.
Dans un sondage Pollara réalisé en 2003 et 2004 (voir la figure 2), les enquêteurs ont demandé aux Canadiens s’ils étaient pour ou contre l’impartition de services publics à des cliniques privées. De part et d’autre, on observe un appui et un désaccord marqués et au centre, une majorité incertaine ne sachant trop ce qu’une telle mesure entraînerait pour le système de santé. Cependant, il ne fait aucun doute que l’appui à la prestation des soins dans un cadre privé est beaucoup plus élevé en 2004 qu’il ne l’aurait été en 1993.
Les médias et l’opinion publique
Les médias jouent un rôle crucial dans l’éducation des citoyens et la formation de l’opinion publique. Ils agissent comme un miroir, reflétant les enjeux qui dominent le débat public, mais façonnant aussi la manière dont les gens voient le contour du débat. Ils influencent non seulement les citoyens, mais aussi les décideurs.
Les médias accordent une large place au dossier de la santé. Les données présentées dans nos tableaux proviennent de la couverture des enjeux de la santé dans le Globe and Mail, le Toronto Star et le Calgary Herald.
L’attention accordée à la santé par ces quotidiens varie en fonction de divers facteurs, dont le cycle électoral, et même les commissions chargées d’examiner les soins de santé reçoivent une bonne couverture. L’influence des médias dans le débat joue sur trois plans :
1. Les médias encadrent les enjeux de la réforme. La figure 3 montre la fréquence du mot « crise » en rapport avec la santé. Plusieurs sommets correspondent à des périodes électorales.
2. Ils contribuent à l’établissement des priorités. En 1992, il n’a jamais été fait mention des temps d’attente (voir la figure 4). Après cette date, on en parlait plus régulièrement, et cette tendance s’est accentuée avec le retranchement de l’État à la fin des années 1990, puis ce fut l’explosion après la publication du Plan décennal pour consolider les soins de santé, en 2004.
3. Enfin, les médias mettent de l’avant les politiques envisagées, par exemple la privatisation. La figure 5 montre la mention du terme « privatisation » depuis 1992. On constate une courbe ascendante, surtout après 2000.
Une crise sur commande
Mackenzie King a déjà dit qu’en cas de problème, il suffisait de nommer une commission royale d’enquête, mais ça ne fonctionne plus aujourd’hui, du moins dans le dossier de la santé. Lorsqu’on superpose la mention de crise à celle de commission, on constate que la mention d’une commission accentue la perception de crise plutôt qu’elle ne l’apaise. Il ressort également que l’omniprésence médiatique de la crise encourage l’examen de solutions telles que la privatisation. La figure 6 montre une relation évidente entre les deux, avec un décalage entre la mention d’une crise et la mention de la privatisation. Les médias jouent un rôle dans le reflet ou la formation des opinions relatives à la crise, puis servent d’intermédiaires dans la présentation de solutions diverses au public.
La figure 7 superpose les mentions de crise, de privatisation, de temps d’attente et de commission pour suggérer comment les médias participent à la création — ou à la perception — de certains problèmes dans les soins de santé et au débat entourant des solutions possibles.
Qui est responsable de ce gâchis ?
Bien que l’opinion relative à la crise associée aux soins de santé, telle qu’elle ressort des sondages et des analyses médiatiques, ne soit pas entièrement définie, cela ne veut pas dire que les problèmes ne sont pas réels et qu’il ne faut pas les régler. Mais qu’est-ce qui nous retient d’agir ?
On a parlé de football politique pour décrire les efforts de réforme de la santé déployés dans les 40 ou 50 dernières années. Les politiques en matière de santé ont été et demeurent un obstacle principal à l’adaptation et au changement du système. Les deux ordres de gouvernement sont engagés dans un match de stratégie politique qui affecte non seulement les lois encadrant les réformes dans les soins, mais aussi la mise en œuvre des réformes, dont le but est de résoudre de réels problèmes sans en créer de nouveaux.
Au Canada, personne ne veut s’avancer pour décider qui est responsable de l’orientation des soins de santé. Du point de vue de la science politique, c’est la question la plus importante, car une fois le décideur connu, on peut lui demander qui obtient quoi, qui paie et qui en bénéficie. Voilà les questions essentielles en matière de redistribution. Or, des questions cruciales de nature politique entourant les rôles et les responsabilités de chaque compétence demeurent sans réponse.
En matière de soins de santé, le public fait davantage confiance au gouvernement provincial qu’au gouvernement fédéral (voir la figure 8). Il sait que la province fait le gros du travail et prend les décisions délicates. Les premiers ministres provinciaux ont réussi à convaincre le public que le gouvernement fédéral ne fait pas sa part en matière de santé et qu’il ne permet pas aux provinces d’apporter des innovations qu’elles jugent bénéfiques. Les Canadiens sont aujourd’hui beaucoup plus sceptiques face au leadership fédéral dans la réforme des soins ; par le passé, ils associaient les soins de santé à la Loi canadienne sur la santé, une loi fédérale (voir la figure 9). Il semble qu’ils aient maintenant compris que la Loi ne possède pas de pouvoirs magiques.
Cependant, même si les citoyens croient que leur gouvernement provincial devrait diriger la réforme et qu’ils ont retiré leur confiance au gouvernement fédéral, ils commencent aussi à douter de la capacité de leur province à améliorer les soins (voir la figure 10). Ce sont là d’importantes tendances, car le recul dans la confiance s’est produit seulement dans les 10 dernières années.
Plus ça change…
Le débat sur les soins de santé se transforme. Le cadre est différent : un gouvernement fédéral conservateur et une autonomie provinciale plus grande ; les acteurs ont changé depuis l’arrêt Chaoulli et les causes subséquentes en Alberta et en Ontario ; les groupes d’intérêt comme l’Association médicale canadienne se montrent plus déterminés ; et les solutions envisagées sont de plus en plus nombreuses.
Le public demeure préoccupé par l’avenir des soins de santé, mais veut éviter qu’un changement radical ne vienne augmenter les coûts et réduire l’accès aux soins. Les politiciens s’inquiètent de la viabilité future du financement public des soins, mais encore plus de la volte-face des électeurs s’ils accordent trop d’importance à cette question.