Par Susan Usher, Esther Leclerc, Thierry Guyader, Guy Paré
Cette étude de cas, préparée par le Forum d'innovation en santé avec des contributions de Mme Esther Leclerc, directrice générale adjointe du CHUM, et M. Thierry Guyader, directeur, Amélioration de la performance, McKesson, examine l'adoption, par le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) d'un système de communication en temps réel de McKesson pour accroître l’efficacité du roulement des patients. — Produite dans le cadre de la série "Partenariats pour améliorer la performance du système de santé"
L’enjeu
Quand le patient arrive à l’hôpital, on doit lui trouver un lit le plus rapidement possible, ce qui requiert la coordination de plusieurs membres du personnel. Certaines hospitalisations sont prévues mais, selon les estimations de l’Institut canadien de l’information sur la santé, jusqu’à 60 % de toutes les admissions passent par l’urgence.
Or cette porte d’entrée n’est guère accueillante. Qui plus est, seulement 10 % des patients qui se présentent à l’urgence et ont besoin d’être hospitalisés sont immédiatement transférés à un lit de soins de courte durée, selon Comprendre les temps d’attente dans les services d’urgence, de l’ICIS. Les hôpitaux québécois ont établi des cibles pour réduire les temps d’attente, mais sont encore loin de les atteindre. Entre temps, les civières continuent d’encombrer les couloirs de l’urgence. Certains facteurs à l’origine de ces longues attentes ne sont pas du ressort de l’hôpital, mais à l’interne, on cherche à optimiser l’efficacité et le roulement des patients.
« Notre défi consiste à maintenir la qualité et à améliorer l’efficacité sans accroître nos ressources humaines », explique Esther Leclerc, directrice générale adjointe du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). « Nous devons trouver des moyens de libérer le personnel en place. Si l’ère de l’information a contribué à l’efficacité du travail dans d’autres secteurs, il devrait en être de même pour les hôpitaux. »
Mme Leclerc reconnaît que le partage de l’information est essentiel aux modifications de comportements qui sont eux-mêmes la clé de l’amélioration du roulement des patients et de la gestion des lits. Du médecin traitant au préposé à l’entretien, tous jouent un rôle dans l’optimisation du travail, mais les communications au sein du personnel sont inégales et difficiles. À quel moment le patient aura-t-il son congé ? Quel lit faut-il préparer ensuite ? Combien de chambres faut-il désinfecter à fond ? Est-il possible de transférer un patient de l’urgence à l’unité de soins ? Les employés doivent faire plusieurs appels téléphoniques pour répondre à ces questions et accomplir leurs tâches, et il est impossible pour les gestionnaires et les administrateurs d’avoir une vue d’ensemble des activités de l’hôpital. Mme Leclerc s’était fixé comme but de trouver des moyens de fournir simultanément ce type d’information en temps réel à tout le personnel, d’améliorer la coordination des activités et de libérer plus rapidement les couloirs de l’urgence. Et ce, sans accroître les coûts de main-d’œuvre.
Toujours fort préoccupé par la situation et soucieux d’améliorer l’efficacité des hôpitaux et de réduire les temps d’attente, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (le Ministère) ainsi que l’Agence de la Santé et des Services sociaux de Montréal (l’Agence), en continuité de la réorganisation importante initiée avec le soutien du groupe McKinsey entre 2007 et 2009, ont soutenu l’implantation de la solution McKesson Performance Visibilité comme projet pilote du CHUM. Avant d’arrêter son choix, le CHUM a donc lancé un appel de propositions et examiné d’autres systèmes, mais la solution Visibilité comportait d’importants avantages : des repères visuels répondant aux besoins des unités de soins ainsi que la possibilité pour tous les membres du personnel d’entrer les données nécessaires à l’exécution de leurs tâches et la capacité d’extraire l’information provenant d’autres systèmes informatisés de l’hôpital. À la présentation de McKesson, ce fut un véritable coup de foudre, dit Mme Leclerc, car toute l’information était soit tirée de systèmes déjà existants, soit entrée par la personne responsable de l’activité. Il ne fallait aucun personnel supplémentaire. »
Le programme
Cette solution consiste à installer dans toutes les aires de soins aux patients des tableaux de bord électroniques qui, au moyen de couleurs et d’icônes, présentent un affichage géospatial des plans d’étage afin de fournir à tout le personnel hospitalier des renseignements sur la disponibilité des lits, les admissions et les congés, les besoins en matière de précautions sanitaires, etc.
M. Thierry Guyader, directeur, Amélioration de la performance chez McKesson, avait déjà mis en place la solution aux États-Unis, où elle a été largement adoptée, avant de s’intéresser à d’autres marchés. Utilisée dans plus de 160 hôpitaux à l’échelle internationale, dont la clinique Cleveland aux États-Unis et l’Hôpital King’s College de Londres, la première installation canadienne de la solution Visibilité s’est faite au CHUM à l’automne de 2011.
Le CHUM a formé une équipe responsable des différents volets de la mise en œuvre — technologie, formation, communication, etc. — qui a travaillé avec les spécialistes de McKesson. Il a été décidé d’installer d’abord les fonctions d’optimisation du roulement des patients afin de réduire les temps d’attente, la durée des séjours et les incidents entraînant la prolongation des séjours, par exemple les chutes et les infections. M. Guyader a recommandé au CHUM d’utiliser les processus déjà en place, car la solution Visibilité serait à même d’en cerner les faiblesses, ce qui aiderait les employés à unir leurs efforts pour corriger ces dernières.
Des tableaux de bord électroniques ont été installés dans les unités de soins et à l’urgence, donnant à tout le personnel de l’Hôpital Notre-Dame l’information voulue pour prendre des mesures proactives en vue d’optimiser la capacité. Toujours visible pour tous les utilisateurs en même temps, le système ne requiert aucune ouverture de séance et ne donne aucun renseignement personnel permettant d’identifier le patient. Chaque unité de soins dispose de sa propre carte, où l’état actuel de chaque chambre est indiqué par une couleur donnée (occupée, en attente d’être libérée, en attente d’être nettoyée, nettoyage en cours, libre) et l’état du patient par des icônes qui se superposent sur la chambre.
Les données affichées sur les tableaux de bord proviennent en bonne partie des systèmes utilisés par l’hôpital pour les admissions, les transferts, les congés et l’urgence. Les nouvelles données sont entrées directement sur des écrans tactiles, par exemple la confirmation du début et de la fin du nettoyage d’une chambre ou les risques d’infection et de chute d’un patient particulier. Les données sont accessibles sur tous les ordinateurs de l’hôpital et des écrans géants sont installés dans chaque unité de soins. Différents choix d’affichage sont possibles : tous les patients de l’urgence en attente d’une chambre ; toutes les chambres prêtes à recevoir des patients ; le laps de temps entre le départ d’un patient et l’arrivée du suivant.
Le personnel clinique peut voir les avis, les alertes et le roulement des patients, et le personnel de soutien peut utiliser ces données pour prioriser les tâches. Les employés chargés de la coordination des lits et de l’administration disposent de plusieurs écrans donnant une vue d’ensemble des déplacements dans l’hôpital. Les goulots d’étranglement et les échecs de transmission de données apparaissent immédiatement.
Dès le printemps 2012, l’Hôpital Notre-Dame ayant obtenu des résultats préliminaires encourageants, d’autres unités de soins des hôpitaux Saint-Luc et Hôtel-Dieu souhaitaient pouvoir eux aussi bénéficier de cette plateforme. Simultanément, et pour atteindre ses cibles en matière de cybersanté, Inforoute Santé du Canada avait lancé un appel d’offres, auquel McKesson a répondu en donnant une démonstration de sa solution à l’hôpital Notre-Dame. C’est ainsi que le CHUM a pu compléter la mise en œuvre de la solution Visibilité en 2012 et reçu à cette fin une subvention d’Inforoute Santé Canada.
L’adoption
Dès le départ, Mme Leclerc a reconnu le besoin d’évaluer l’utilisation et les retombées du système sur la performance. Le CHUM a retenu les services du Dr Guy Paré, de Pôle Santé HEC Montréal, pour la conception et la réalisation de l’étude. « Nous voulons documenter les avantages des technologies de l’information en santé et proposer des recommandations quant à leur optimisation en vue d’améliorer la qualité, la continuité et l’accessibilité des soins », précise le Dr Paré. Un des étudiants à la maîtrise de ce dernier a réalisé l’étude de cas de la mise en œuvre du projet à l’Hôpital Notre-Dame, examinant dans une série d’entrevues structurées les avantages du système, les facteurs déterminants de ces avantages et les obstacles à de futures améliorations.
L’étude de cas a permis de cerner les avantages du système pour les divers groupes de personnel ainsi que les lacunes à corriger dans les prochaines installations. Les leçons apprises lors du projet-pilote allaient guider l’implantation du système dans les autres sites du CHUM.
Les infirmières gestionnaires ont réservé au système Visibilité l’accueil le plus enthousiaste. « Maintenant que nous y avons goûté, nous ne pourrons plus nous en passer », ont dit plusieurs d’entre elles. Les problèmes au sein des unités sont vite détectés et pris en charge, tout comme la non-utilisation du système. Par exemple, on pouvait désormais voir qu’une information n’avait pas été mise à jour, ce qui entraînait des doutes et obligeait les gens à appeler un préposé dans l’unité avant de faire un transfert. Il a donc fallu encourager le personnel à fournir l’information en temps opportun afin que tous puissent se fier aux données affichées sur les tableaux de bord.
Grâce à l’efficacité accrue dans le roulement des patients, les transferts dans les unités se font plus rapidement, ce qui modifie la charge de travail des infirmières. Il faudra probablement revoir le déroulement du travail en fonction de ces changements.
Les préposés aux bénéficiaires et le personnel d’entretien sont également très satisfaits. Ils ne perdent plus de temps à courir à droite et à gauche pour obtenir l’information nécessaire à l’exécution de leurs tâches et donnent plus rapidement suite aux demandes de nettoyage et de préparation des chambres pour le prochain patient. La solution Visibilité permet aussi aux autres employés de reconnaître leur efficacité et leur apport au roulement des patients.
Les employés de l’urgence peuvent voir en un coup d’œil la situation dans les unités de soins. Ils peuvent faire une demande de lit et savoir à quel moment il se libérera, suivre l’état du lit en question et obtenir une vue d’ensemble des lits disponibles. Les autres professionnels de la santé, des inhalothérapeutes aux travailleuses sociales, peuvent planifier leurs consultations en fonction des congés prévus. Les réunions quotidiennes du personnel, jusque-là consacrées à la disponibilité des lits, aux transferts, aux congés, etc., ont radicalement changé. Avec toutes les données accessibles en temps réel, elles portent désormais sur la résolution de problèmes et améliorent ainsi le processus décisionnel.
L’évaluation réalisée à l’Hôpital Notre-Dame a fait ressortir un élément particulier, à savoir le besoin d’inciter les médecins à prévoir une date de congé. « Nous devons accroître la capacité ou la disposition des médecins à fournir une date de congé prévue », souligne Mme Leclerc. En obtenant cette information, les coordonnateurs d’unité hésiteront moins à transférer des patients de l’urgence, en sachant qu’un nombre suffisant de lits se libérera le lendemain matin pour recevoir les patients en attente d’une chirurgie.
À l’été de 2013, le Dr Paré avait en main toutes les données nécessaires à l’évaluation de la mise en œuvre de la solution Visibilité dans les trois sites du CHUM. Les résultats seront publiés dans un proche avenir.
Pour évaluer les gains de performance, Mme Leclerc a également demandé qu’on fasse une analyse statistique des retombées de la solution Visibilité à l’Hôpital Notre-Dame, comparant les résultats de mesures variées à la situation de l’année précédente et aux tendances des sept dernières années.
Résultats
Voici les principaux résultats de l’analyse statistique :
- Réduction des activités sans valeur ajoutée dans les unités de soins — Les interruptions ont été réduites, car il n’était plus nécessaire d’appeler le service des admissions ou l’urgence pour vérifier l’heure d’arrivée prévue des patients. Les appels concernant l’entretien ménager et la disponibilité des lits ont également été éliminés. Il s’agit d’une économie quotidienne d’environ 18 heures-personne.
- Efficacité accrue dans les services d’entretien ménager — La synchronisation de l’entretien et du départ d’un patient a permis de réduire d’une heure le temps de préparation d’un lit pour un nouveau patient (amélioration de 50%). Les demandes d’entretien ménager étaient affichées sur le tableau de bord et le personnel y inscrivait les heures de début et de fin du ménage. Le travail du répartiteur de l’entretien ménager, chargé de communiquer les instructions, n’était plus nécessaire.
- Congé des patients plus tôt dans la journée — Grâce à l’amélioration des communications concernant les congés et de la coordination entre divers fournisseurs de soins, le nombre de patients recevant un congé avant 11 heures a augmenté de 10 % (permettant ainsi à de nouveaux patients d’être admis assez tôt pour être vus par un médecin le jour même).
- Transferts plus rapides de l’urgence aux unités de soins — En moyenne, les patients ont attendu à l’urgence entre une et trois heures de moins (selon le mois) ; le nombre de patients ayant attendu moins de 90 minutes pour un lit a augmenté de 24 %.
- Réduction de 8 % dans la durée moyenne du séjour dans l’unité de soins infirmiers.
- Meilleures communications concernant le congé prévu — Avant la mise en œuvre du système, on ne donnait jamais officiellement la date prévue du congé. Dans le premier mois d’utilisation, le système affichait des dates prévues de congé pour 30 % des patients, mais cette proportion était passée à 44 % à la fin de l’année (une hausse de 46 %).
Potentiel d’élargissement
Tous les hôpitaux du CHUM travaillent désormais avec la solution Visibilité, et on examine actuellement l’ajout de pictogrammes identifiant des informations clés dans le parcours clinique des patients et ayant une incidence considérable sur la sécurité des patients et la qualité de ses soins comme par exemple, les risques de chutes ou l’évaluation du risque de thromboembolie.
Quand un patient quitte l’unité pour subir un examen ou un traitement, le tableau de bord suit le patient — l’endroit où il se trouve et le temps qu’il y restera. Dans un futur prévisible, Mme Leclerc anticipe que la technologie d’identification par radiofréquence (IRF) associé au bracelet intelligent présentera une opportunité additionnelle d’optimiser le roulement.
Mme Leclerc croit que le système pourrait aussi avoir des avantages à l’échelle régionale, par exemple, en permettant à l’Agence de voir, grâce aux données entrées par les unités hospitalières, le nombre de patients en attente de soins de longue durée et le nombre de lits fermés en raison d’infections. Selon elle, l’idée a été très bien accueillie lorsqu’elle a présenté le projet au cours d’une conférence.
Pour McKesson, la première expérience au CHUM a été couronnée de succès. « Au fil des ans, nous avons compris que, malgré d’importantes différences dans la manière de fournir les soins, les problèmes fondamentaux dans le manque d’efficacité sont très similaires, explique M. Guyader. La différence tient aux incitatifs visant à améliorer le rendement. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, et plus récemment en Ontario et en France, si l’hôpital dégage des gains d’efficacité, réduit les temps d’attente ainsi que les infections nosocomiales et admet un plus grand nombre de patients, il en retirera des avantages financiers. Il y a donc lieu d’examiner les incitatifs dans le réseau hospitalier du Québec. »
Au sein du réseau, le niveau hiérarchique qui dispose de fonds à investir dans les technologies est l’autre facteur important qui différencie les pays. Aux États-Unis, le PDG ou le directeur financier d’un hôpital peut analyser une technologie et décider de façon relativement indépendante d’y investir. Au Québec, l’Agence peut faire certains investissements, mais pour les hôpitaux, c’est plus difficile. Comme l’expliquait M. Guyader, cette année, la France a accordé à ses Agences régionales de santé (ARS) d’importants budgets pour développer leur capacité de gestion. « Le marché français des solutions de gestion du roulement des patients et des lits a connu une croissance exponentielle », dit-il, et McKesson implante actuellement la solution dans trois grands hôpitaux universitaires et deux petits hôpitaux communautaires.
Mme Leclerc prendra bientôt sa retraite et a confié la gestion du projet à la directrice des soins infirmiers, qui travaille actuellement sur l’ajout au tableau de bord du suivi de cibles cliniques. Des groupes de travail composés du personnel de diverses unités déterminent les processus d’acheminement du travail qu’on ajoutera au tableau de bord, et un poste à temps partiel a été créé pour élaborer et réaliser des audits de qualité. « Je suis convaincue que le rendement du capital investi dans le système est bon », dit-elle.
« Notre personnel a vécu tellement de réorganisations et il y a beaucoup de cynisme, de résignation et d’insensibilisation, remarque Mme Leclerc. Or, la solution Visibilité a non seulement apporté de nombreux changements favorables en soi, mais nous aide aussi à maintenir toutes nos autres initiatives en matière de flux des patients. Notre comportement s’en trouve modifié de façon permanente, ce qui est la clé des améliorations durables. De plus, le personnel est à même d’établir les priorités relatives aux améliorations et d’en voir rapidement les résultats. Comme le dit un important principe des initiatives LEAN, on ne peut améliorer ce qu’on ne peut mesurer. Désormais, nous pouvons mesurer beaucoup de choses. »