Par Sholom Glouberman
Selon Sholom Glouberman, fondateur de l'Association des patients du Canada, les TIC favoriseront un système centré sur le patient. —Rapport d'une présentation à la conférence 2010 de l'IASI-CUSM
Avant de pouvoir évaluer les répercussions possibles des TI sur les soins de santé, nous devons d’abord comprendre la complexité du système de santé actuel et la différence entre projets simples, compliqués et complexes. Faire un gâteau est un projet simple : la première fois que vous essayez la recette, vous n’êtes pas trop sûr du résultat, mais la deuxième, c’est déjà mieux et toutes les fois suivantes, vous réussirez votre gâteau comme vous le voulez. Vous modifierez peut-être la recette, mais l’idée d’une recette, c’est de toujours obtenir le même résultat.
Les projets compliqués consistent à rassembler de multiples projets simples. Dans le système TI d’un transporteur aérien, on connaît les éléments à prendre en considération : le nombre de sièges, les différentes catégories de passagers, la disponibilité des pistes et le nombre d’avions. Le système TI peut être établi de manière à tenir compte de chaque élément du système pour ensuite déterminer les sièges assignés aux passagers, l’horaire de leur vol, le prix du billet, et tout cela de façon transparente pour les voyageurs. Pour bâtir un système d’information, qui est un système compliqué, il faut prendre un paquet d’éléments atomiques et suivre une recette très précise. Cela pourra prendre un certain temps et coûter cher, mais au bout du compte, on aura un résultat fiable et reproductible.
Un bon exemple de projet complexe est un second enfant. Pour élever le premier, vous avez mis au point une recette et pensiez faire la même chose à l’arrivée du deuxième enfant. Or vous répétez la recette, mais les résultats sont différents parce que cet enfant est différent du premier. Donc, au lieu d’appliquer une recette ou une autre, vous devez suivre l’enfant et agir en fonction de ses actions.
La santé est un système complexe
La santé a déjà été un système compliqué, qui est maintenant devenu complexe. La transformation s’est opérée lorsque nous avons commencé à considérer la maladie selon un modèle chronique et non plus aigu. Les soins de santé ne s’occupent plus de maladies bactériennes, mais plutôt d’affections chroniques, qui se préparent sur de très longues périodes et ne se manifestent qu’à certains moments. Elles évoluent très différemment d’une personne à l’autre, en fonction de facteurs qui ne sont pas contrôlés par le médecin, mais par le patient lui-même.
Le modèle élaboré pour décrire les maladies chroniques, baptisé le modèle Wagner (du nom de son auteur), met l’accent sur l’autogestion. Mais même là, aucun modèle unique ne peut convenir à tous les cas. Les maladies chroniques évoluent différemment et les patients eux-mêmes peuvent faire beaucoup pour éviter les crises. Différentes personnes prendront différentes mesures ; certaines fonctionneront pour les uns mais pas pour les autres. Deux personnes ayant la maladie de Crohn l’auront prise en charge différemment. Il n’y a pas de recette universelle et les professionnels de la santé doivent apprendre à suivre le patient et à l’encadrer, comme dans le cas du deuxième enfant.
Le patient devient le pivot
Comme notre système est fondé sur la maladie aiguë, sa structure ne favorise pas la prise en charge individualisée. Dans les années 1930, au Royaume-Uni, le rapport Dawson a jeté les bases de la structure de tous les systèmes de santé du monde anglo-saxon. Il s’agit de la structure en étoile, où l’hôpital de soins aigus est le pivot autour duquel rayonnent les organismes communautaires et les praticiens indépendants. Nous pensons encore au système de cette manière, mais les « rayons » se sont tellement multipliés qu’il est désormais impossible de les suivre tous. Les gens font appel à de nombreux organismes pour la prise en charge des maladies chroniques. Dans une étude en particulier, nous avons dénombré 3 000 organismes de santé et services sociaux dans le quartier sud-est de Toronto. Ceux-ci représentent une vaste gamme de services — allant des popotes roulantes aux visites amicales — dont seulement certains sont rattachés à notre système de santé. Il n’est pas réaliste de croire que nous pourrons réunir 3 000 organismes pour discuter de la structure d’un système. Le seul point de vue à partir duquel on peut considérer le vaste nombre d’organismes de santé et services sociaux comme un système est celui du patient. Le parcours d’un patient atteint d’une maladie peut se dérouler comme ceci : les symptômes l’amènent à faire appel à des segments du système classique, par exemple le médecin et le physiothérapeute, ensuite à des segments du système parallèle réglementé qui comprend des naturopathes et des acupuncteurs, puis à des segments non réglementés comme la massothérapie et le conditionnement physique et, en fin de compte, le patient demandera conseil à des fournisseurs d’aliments naturels et d’équipement d’exercice.
Le leadership du patient
Ce que nous appelons aujourd’hui les technologies de l’information ou TI correspond à vrai dire aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans le secteur de la santé, on ne commence qu’à s’intéresser à l’aspect communicationnel. On a déployé beaucoup d’énergie pour manipuler les bases de données et pouvoir y accéder de différentes façons. Mais l’aspect communicationnel des TIC connaît une croissance et une transformation énormes. L’omniprésence de Facebook permet le réseautage social ou la communication entre gens, avec la base de données en toile de fond.
Grâce à ces nouvelles plateformes de communication, les personnes atteintes de maladies chroniques se parlent, et nous pouvons nous attendre à ce que l’évolution du réseau social donne lieu à d’importants changements dans le fonctionnement du système de santé, qui seront amenés par les patients. Nous devons revoir l’interaction des segments de notre système, la prise en charge des maladies chroniques et la manière de nous organiser pour répondre aux besoins. Les patients doivent participer à nos délibérations, et les nouvelles plateformes de communication fournissent des occasions sans précédent pour cerner les problèmes et explorer les solutions ensemble.
En santé, les décideurs responsables du soin des patients sont des professionnels, des gestionnaires et des politiciens. Tous essaient de faire ce qu’il y a de mieux pour le patient. Inévitablement, le mieux variera selon le point de vue de chacun. Et les points de vue de ces derniers ne correspondront pas à ce que les patients disent et veulent. Si nous changeons cela et invitons les patients à notre table pour qu’ils expriment eux-mêmes leur point de vue, nous pourrions trouver des façons intéressantes de répondre aux besoins de santé.
Il y a quelques années, une expérience au sein du système de santé m’a convaincu du besoin de la participation accrue des patients. En 2007, l’Association des patients du Canada (APC) a été fondée par un groupe de patients mécontents voulant faire connaître le point de vue du patient dans les débats sur la santé. Tous les membres de l’APC ont vécu une expérience importante au sein du réseau ou ont accompagné un proche dans une telle expérience. Nous ne voulons pas lutter contre le système, mais le rendre meilleur pour les personnes qui en ont besoin, et ce, en travaillant avec les autres. Depuis 25 ans, l’expérience des médecins et des infirmières au sein du réseau s’est aussi détériorée. Le travail est moins satisfaisant, plus expéditif et, à certains égards, désagréable. Nous croyons qu’en améliorant l’expérience patient, nous améliorerons aussi l’expérience des travailleurs de la santé.
L’APC grandit et a entrepris divers projets. En juin dernier, nous nous sommes invités au Sommet de soins primaires des Instituts de recherche en santé du Canada, consacré aux soins primaires axés sur le patient. Or jusqu’à notre arrivée, il n’y avait aucun patient parmi les participants. C’était la première fois que nous avions l’occasion de faire publiquement valoir la nécessité d’une représentation des patients dans les soins de santé. À Peterborough, le 1er décembre 2010, en collaboration avec l’Association médicale de l’Ontario, nous décernerons les premiers prix des patients aux médecins qui démontrent une sensibilité particulière envers les patients. Notre prochain projet vise à élaborer des programmes de formation en vue de permettre aux patients de jouer un rôle plus important dans la gouvernance de la santé. Dans la plupart des hôpitaux, les représentants des patients sont considérés comme des « emmerdeurs ». Nous aimerions former les patients pour qu’ils puissent contribuer aux changements au niveau de la gouvernance.
Les patients savent des choses capables d’entraîner des changements simples, mais très efficaces. Par exemple, la fille adulte d’une infirmière qui est membre de l’Association a subi une fracture ouverte. Sa mère l’a déposée devant la porte de l’hôpital, lui disant de préciser à l’infirmière qu’elle avait une fracture ouverte pour qu’on la traite immédiatement, puis est allée garer la voiture. La fille a suivi les instructions de sa mère, mais l’infirmière du triage s’est contentée de lui répondre : « Désolée, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous ; vous devez faire la file, il y a des gens avant vous. »
Lorsque la mère est arrivée, elle a vu sa fille assise dans la salle, souffrant le martyre, et est allée parler à l’infirmière. Celle-ci a répété qu’il fallait attendre son tour, les patients ne pouvant la voir avant de passer d’abord par la réceptionniste. Elle est donc allée trouver la réceptionniste, puis l’infirmière a examiné sa fille et l’a conduite dans une salle de traitement, où on s’est bien occupé d’elle.
Nous avons discuté de cette expérience à l’APC, puis avec l’hôpital en question. Nous avons appris que les infirmières de l’urgence sont responsables du triage à tour de rôle. Personne ne joue le rôle de représentant de l’hôpital. Nous pensions que de modestes changements à cet égard amélioreraient nettement l’expérience patient.
Quand vous allez dans un grand restaurant chinois pour dim sum, une femme vêtue de noir accueille les clients et leur assigne des places selon les priorités. Peu importe où l’on va, on trouve toujours des « infirmières de triage » merveilleusement diplomates pour le dim sum, et elles sont presque interchangeables. Il serait simple pour le conseil d’administration de l’hôpital de modifier la fonction de l’infirmière de triage, d’accorder à cette dernière un peu plus d’argent, lui offrir une formation en relations avec la clientèle et de rechercher des candidates ayant le profil voulu. En écoutant le point de vue des patients, on pourrait régler bon nombre de problèmes semblables.
Favoriser l’autogestion de la maladie
En examinant la direction que pourrait prendre notre système de santé avec l’adoption élargie des technologies de l’information et de la communication, nous devons reconnaître que la santé est un système sociotechnique. Aucun des deux aspects — social et technique — n’a de sens sans l’autre. Il faut donc examiner l’interaction entre les deux pour prendre des décisions qui rapprocheront le système des besoins actuels du patient.
En Ontario, l’agence chargée de l’évaluation des technologies de la santé, dirigée par le Dr Les Levine, réalise des études et formule des recommandations relativement à la couverture et à l’utilisation des technologies dans le réseau public. L’agence a évalué un nouvel appareil portable d’analyse sanguine destiné aux patients traités par warfarine. Ceux-ci doivent se présenter à l’hôpital tous les mois pour une analyse sanguine. L’appareil leur permettrait de faire cette analyse à domicile. L’agence a testé l’appareil pendant plusieurs an?nées et constaté que les résultats cliniques (décès, taux de complication, etc.) des patients utilisant l’appareil à domicile étaient équivalents à ceux des patients qui se présentaient à l’hôpital pour l’analyse. Elle a donc conclu que l’appareil n’ajoutait aucune valeur et ne devait pas être couvert par l’assurance publique.
Des patients sont intervenus pour dire que les analyses à domicile amélioraient leur qualité de vie. Le Dr Levine les a écoutés et l’agence est revenue sur sa décision. Depuis, des représentants des patients font partie du groupe d’évaluation technologique, l’agence ayant compris que leur point de vue est indispensable. Grâce aux analyses à domicile, les patients gagnent un temps énorme. Il existe des appareils semblables pour les analyses d’urine et la détection d’événements cardiaques aigus, et plusieurs autres sont en cours de développement. Ces appareils sont reliés à des bases de données de sorte que les résultats sont acheminés à l’équipe soignante du patient et que les tendances sont analysées.
Les patients sont en mesure de prendre des décisions utiles à notre système. Ils veulent moins de soins. C’est une grave erreur de croire que tout le monde veut plus de soins. Mais il faut souvent entendre le son de cloche du patient pour reconnaître des changements qui pourraient avoir des répercussions favorables.
Le Dr Glouberman a écrit un ouvrage intitulé My Operation : A Health Insider Becomes a Patient, dans lequel il relate son expérience personnelle au sein du système de santé. En mettant en parallèle le journal qu’il a tenu pendant son séjour à l’hôpital et son dossier médical, l’ouvrage montre le clivage entre la perspective du patient et celle de l’hôpital. Il explique également comment cette expérience l’a amené à fonder l’Association des patients du Canada.